Compte-rendu des JOURNÉES GRAND PUBLIC SUR LE THÈME DES ADDICTIONS 2013
La Fédération pour la Recherche sur le Cerveau et Réunica sont
partenaires depuis trois ans pour financer des projets de recherche sur
le cerveau, contribuer à la campagne nationale du Neurodon lors de la
Semaine du Cerveau et mettre en place des actions de sensibilisation.
Quatre journées dédiées aux addictions ont, dans le cadre de ce
partenariat, été organisées en 2012 et 2013 à Paris, Strasbourg,
Marseille et à Besançon.
L’objectif était de présenter au public l’état actuel des connaissances
permettant la compréhension des addictions ainsi que les dernières
avancées de la recherche scientifique en la matière.
Un guide « quand mon cerveau devient accro » et une z-card «
addictions, attention ! » ont été édités, donnés au public et mis à la
disposition des patients dans les salles d’attentes de médecins des
régions concernées.
1- Addiction aux substances et rôle du cerveau dans les addictions
Compte-rendu basé sur les interventions à Strasbourg de Jean-Philippe
Lang (psychiatre addictologue au CIRRD d’Alsace) et de Jean Zwiller
(psychiatre, spécialiste de la toxicomanie), à Besançon de Joël Boiteux
(psychiatre au CHU de Besançon), à Paris de Jean-Antoine Girault
(directeur de recherche à l’Inserm à l’institut du Fer à Moulin à Paris)
et à Paris et Marseille de Jean-Pol Tassin (directeur de recherche à
l’Inserm à l’Université Pierre et Marie Curie).
L’addiction – une pathologie multifactorielle
« L’espèce humaine est fondamentalement dépendante et se doit
d’acquérir la capacité à être bien seule, à être autonome. La liberté
est une mise à l’épreuve des ressources personnelles et des capacités
créatives », explique le Dr Jean-Philippe Lang. Selon lui, l’addiction
peut faire partie d’une stratégie adaptative de défense. C’est un outil
de construction parmi d’autres. Mais cet outil est risqué.
Le terme « addiction » est souvent utilisé à mauvais escient. Le Dr
Jean-Antoine Girault propose une définition du NIDA (National Institute
of Drug Abuse) : c’est une affection cérébrale chronique, récidivante,
caractérisée par la recherche et l’usage compulsifs de drogue, malgré
la connaissance de ses conséquences nocives. L’addict au sens
pathologique ne peut pas arrêter même s’il le souhaite.
Toute consommation de produits addictifs (tabac, drogues, alcool) ne
conduit pas nécessairement à une dépendance. Joël Boiteux définit
quatre types d’usage :
· simple,
· à risque (peut provoquer des accidents),
· nocif (consommation répétée mais sans dépendance),
· avec dépendance (impossible d’arrêter la consommation même en le voulant).
Le quatrième usage, dit avec dépendance, mène à un état pathologique.
Il est issu de la convergence de facteurs sociaux, psychologiques,
familiaux, biologiques, environnementaux et génétiques. Selon Claude
Olievenstein, le risque de dépendance dépend de la rencontre entre un
individu, un produit et un environnement. Il le définit selon l’équation
: Risque R = V x P x E. Le risque est donc la combinaison des facteurs
de vulnérabilité V, des caractéristiques liées aux produits P et des
facteurs d’exposition E.
Un processus neurophysiologique au cœur des addictions
Figure 1 Le circuit de la récompense – Source : présentation du D. Joël Boiteux / Besançon.
L’addiction est une affection cérébrale dont on commence à connaître
les mécanismes grâce aux nombreuses études réalisées sur les animaux
(rats, souris, singes) et sur l’homme via les techniques d’imagerie
comme l’IRM. Le processus physiologique impliqué dans l’addiction se
nomme le circuit de la récompense. Il permet d’expliquer biologiquement
l’état d’addiction. Au sein du cerveau, 4 structures sont impliquées :
le cortex frontal, l’hippocampe, l’amygdale et le septum. Ils filtrent
l’information neuronale et l’envoient vers l’hypothalamus, qui fait la
liaison entre le système nerveux et la sécrétion des hormones. Chez
tout individu, la prise de substances actives ou l’occurrence d’une
situation plaisante activent ce système. Pour une personne dépendante,
ce système est déréglé. L’absence de substance ou de stimulation crée
un manque. L’hypothalamus reçoit une information négative perçue comme
un risque vital par le cerveau.
L’information est transmise le long des neurones de façon discontinue.
L’espace entre les neurones est appelé synapse. La sécrétion de
neurotransmetteurs tels que la dopamine, la sérotonine, le GABA ou la
noradrénaline assure le passage au niveau des synapses. Jean-Pol Tassin
souligne le rôle central de la dopamine dans le circuit de la
récompense. Cette molécule a longtemps été appelée la molécule du
plaisir. On sait aujourd’hui qu’elle n’est pas l’unique molécule
impliquée et que le circuit de la récompense fait intervenir des
mécanismes complexes.
Figure 2 Sécrétion de la dopamine dans la synapse -‐ Source : présentation du D. Jean Swiller / Paris.
Comprendre ces mécanismes passe par une connaissance des bases de la
neurotransmission. Un neurone est composé de 3 parties : les dendrites
reçoivent l’information, le corps cellulaire et transmise par l’axone.
La terminaison de l’axone contient des vésicules, sortes de petites
poches remplies de neurotransmetteurs spécifiques à chaque neurone. Une
stimulation positive conduit à la fusion des vésicules avec la
membrane de la terminaison de l’axone (pré-synaptique). Le
neuromédiateur est ainsi libéré dans la synapse. Il peut alors se fixer
sur les récepteurs spécifiques présents sur le neurone suivant
(post-synaptique) et ainsi transmettre le signal. Par la suite,
d’autres molécules appelées « transporteurs » captent le
neurotransmetteur émis, arrêtent son action et le recyclent.
Des substances qui détournent ce mécanisme biologique
Les substances addictives agissent à différents niveaux du processus de
transmission neuronal. La cocaïne, par exemple, agit dans les
synapses. Elle se fixe sur les transporteurs pré-synaptiques. Elle
empêche ainsi le recyclage de plusieurs neurotransmetteurs (dopamine,
noradrénaline et sérotonine) qui restent dans la synapse et continuent à
stimuler le neurone post-synaptique. Jean Zwiller, directeur de
recherche au CNRS à l’Université de Strasbourg, précise que le
sentiment de “rush” recherché lors de la prise de drogues est atteint
lorsqu’au moins 47% des récepteurs sont bloqués.
Plus de 99% des neurones du système nerveux central servent à recevoir
et à traiter l’information. Les autres circuits minoritaires, tels que
celui de la récompense ou bien celui de la régulation de l’appétit,
sont des modulateurs. Ils utilisent la dopamine, la noradrénaline, la
sérotonine et d’autres neurotransmetteurs pour intervenir sur le
psychisme. Il existe évidemment un couplage entre les différents
systèmes de régulation : sérotonine/noradrénaline et dopamine. Cette
double régulation permet la maîtrise des émotions et la modération des
réactions face à des situations de crise ou de plaisir. L’utilisation
de substances psychoactives conduit à un découplage. Le système ne peut
plus assurer la maîtrise des émotions. On observe alors une
hyper-émotivité liée à une perturbation de la production de dopamine.
Jean Zwiller souligne les effets des différentes drogues. Les
amphétamines ont par exemple une structure proche de la dopamine. Ils
peuvent être captés par les transporteurs et perturbent le stockage de
la dopamine. Celle-ci est alors libérée. Elle s’accumule dans la
synapse. Aujourd’hui, ces substances ont été remplacées par les
métamphétamines dont les effets sont beaucoup plus intenses. L’héroïne
et le cannabis agissent sur les neurones qui régulent la sécrétion de
dopamine. Avec des modes d’action différents, ils les inhibent et
augmentent ainsi la libération de dopamine. La nicotine possède des
récepteurs spécifiques sur les neurones dopaminergiques. Elle se fixe
sur ces derniers et déclenche l’augmentation de la libération de
dopamine. « Les drogues usurpent le circuit de récompense qui sert
habituellement à la motivation et pas au plaisir » conclut Jean
Zwiller.
L’adolescence, une période de vulnérabilité importante
Au niveau du cerveau, deux types de mécanismes expliquent les effets de
l’addiction. Un mécanisme d’adaptation, de compensation, se met en
place lors de la prise de drogues. L’arrêt provoque un déséquilibre
conduisant au syndrome de manque, qui peut être très sévère. Ce
syndrome, s’il est bien pris en charge, peut disparaître assez
rapidement (en quelques jours à quelques semaines). Autrefois, on
considérait qu’il suffisait d’arrêter la consommation pour sortir de
l’addiction. On sait aujourd’hui qu’il n’en est rien. Le cerveau est en
perpétuelle adaptation. Selon les stimuli environnementaux perçus, il
met en place un système d’apprentissage qui persiste pour un temps
variable et s’avère parfois définitif. Ce phénomène est à l’origine de
ce que l’on appelle « la rechute ». Un fumeur ou un alcoolique sevré ne
pourra plus jamais consommer une cigarette ou boire de l’alcool sans
prendre le risque de retomber dans l’addiction.
Le cerveau des adolescents est en plein développement, notamment le
cortex préfrontal qui permet le raisonnement. Ceci explique leurs
comportements parfois impulsifs. Une consommation précoce de substances
peut impacter le développement majeur de ce cortex et éventuellement
les capacités de raisonnement. Plus les jeunes consomment tôt, plus les
neurones s’adaptent et plus la dépendance sera importante. Pour Joël
Boiteux, le « paradoxe ou l’ironie de la nature est que le cerveau de
l’adolescent est vulnérable car en pleine maturation. C’est aussi le
moment où il est le plus exposé aux drogues… ».
Addiction et dépendance – Le mot «
addiction » est un anglicisme qui n’existait pas il y a 20 ans dans le
dictionnaire français. La prochaine classification internationale
(DSM V) ouvre un débat sur l’utilisation du terme « addiction » ou «
dépendance ». L’origine latine du mot « addiction » fait référence
à l’asservissement, à la perte de liberté, d’une personne assujettie
à une dette.
«Dépendance» est parfois plus utilisé pour désigner la dépendance physique à l’origine du syndrome de manque et de sevrage.
Des substances, des addictions
Lorsque le système de récompense est trop stimulé, le cortex préfrontal
se met au repos. Chez les addicts, ce cortex est quasiment mis de
côté. Ils ne peuvent plus mener de réflexion cohérente et objective.
Tout se passe alors dans le système archaïque de la récompense, celui
possède les automatismes. L’addiction est une véritable maladie. Tous
les individus n’y sont pourtant pas vulnérables. En moyenne, moins de
26 à 28 % des consommateurs deviennent dépendants. Ce chiffre tombe à 7
à 8 % pour le cannabis, 15 % pour la cocaïne et 30 % pour le tabac qui
est le produit le plus addictif. À noter que ce n’est pas la nicotine
seule qui est responsable de cette addiction mais aussi les sucres qui
sont transformés en aldéhydes au moment de la consommation. Les
aldéhydes sont responsables de l’augmentation de dopamine, de
noradrénaline et de sérotonine.
Le circuit de la récompense est un processus complexe qui diffère d’un
individu à l’autre. Les facteurs externes tels que le stress,
l’environnement social, ainsi que les facteurs internes, tels que
l’âge, impactent un système neuronal en perpétuel apprentissage. Nous
sommes inégaux face aux addictions. Ce n’est pas qu’une question de
volonté. C’est souvent le fait de reconnaître sa dépendance et d’aller
chercher de l’aide auprès des spécialistes et des proches qui permet de
sortir de cet engrenage.
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Les questions du public :
(Besançon) En identifiant le circuit de la récompense impliqué dans
toutes les formes d’addiction, pourrait-on imaginer une molécule pour
soigner tout le monde ?
Joël Boiteux - Il y a de nombreuses études en cours pour tester des
molécules ayant un rôle dans les différentes addictions. Néanmoins le
médicament miracle n’a pas encore été découvert. Actuellement, on
produit essentiellement des molécules pour lutter contre l’alcoolisme.
(Paris) Comment expliquer que certaines personnes ne puissent plus se passer des chewing-gums à la nicotine ?
Jean-Pol Tassin - L’un des effets majeurs de la nicotine est la
stimulation intellectuelle. Elle s’inscrit dans un cadre social. Elle
est aussi très liée à un ensemble d’habitudes et de rituels quotidiens
que de nombreux fumeurs abstinents remplacent par d’autres habitudes
moins nocives.
(Paris) Devient-on addict ou naît-on addict ?
Jean-Pol Tassin - Même s’il existe des facteurs génétiques propices à
la dépendance, ces mécanismes sont beaucoup plus complexes. Ils font
intervenir de nombreux autres facteurs. Ce sont surtout l’environnement
et le développement neuronal qui entrent en jeu. À la rigueur on peut
naître vulnérable. Le reste développe cette vulnérabilité.
Jean-Antoine Girault - On cherche actuellement à trouver les gènes
favorisant la vulnérabilité à l’addiction. Il n’y a pas un gène mais
plusieurs gènes qui sont impliqués selon des schémas très complexes.
(Paris) Comment expliquer que l’on compte un nombre important de
personnes alcooliques alors que le pouvoir addictif de l’alcool est
assez faible ?
Jean-Pol Tassin - L’alcoolisme touche en effet de nombreuses personnes
car 96 à 98 % des gens consomment de l’alcool. L’alcoolisme survient
souvent suite à une situation d’anxiété qui est soulagée par l’alcool.
(Strasbourg) La cocaïne induit-elle une psychose ou la révèle-t-elle ?
Zwiller - C’est un débat actuel. Les cas restent rares mais il semblerait que la cocaïne induise la psychose paranoïde.
2 -Addictions comportementales ou addictions sans produit
Compte-rendu basé sur les interventions à Paris de Laurent Karila
(psychiatre et addictologque, spécialiste des addictions à la cocaïne
et au sexe au CERTA à Villejuif), à Besançon de Nazim Nekrouf
(psychiatre, spécialiste des jeux d'argent à Besançon) et à Strasbourg
de Yann Hodé (psychiatre et neurobiologiste à Rouffach).
Les addictions dites « comportementales » correspondent à une notion
récente et encore mal connue. Elle comprend toutes les dépendances qui
ne sont pas liées à un produit : addiction au sexe, aux jeux d'argent,
aux jeux vidéo, au sport, à Internet, aux achats... Le terme est aussi
utilisé de manière plus large pour désigner des troubles du
comportement, des troubles alimentaires ou parfois pour définir les
actes des tueurs en série. En l’absence de produits addictifs, ces
dépendances ne sont pas officiellement considérées comme des addictions
mais comme des troubles obsessionnels compulsifs (TOC). Pourtant,
selon Yann Hodé, « il suffit de remplacer le terme produit par
comportement dans les définitions officielles pour avoir celle d'une
addiction comportementale ».
De grandes similitudes avec l’addiction aux psychotropes
Les critères de diagnostic sont les mêmes que pour les addictions aux
drogues. On parle de pathologie ou d’addiction lorsque la personne
s'expose à des risques lors d’une consommation (maladies sexuellement
transmissibles, faillite, etc.), ou quand sa consommation représente une
véritable gêne dans sa vie quotidienne. La perte de contrôle face à
une situation que la personne sait être néfaste est donc à nouveau le
critère principal pour identifier une conduite dépendante.
Ces addictions sont associées à des réponses cérébrales similaires à
celles induites par les drogues classiques (hyperactivité du cortex
orbito-frontal, sécrétion de dopamine, etc.). Leur intensité reste
néanmoins plus faible. Les personnes sujettes à ce type d'addiction sont
généralement plus vulnérables psychologiquement. Elles sont
prédisposées aux addictions. « S'il y a trouble comportemental, c'est
que le cerveau ne fonctionne pas comme il le devrait » explique Yann
Hodé.
Figure 3 Les jeux d'argent, une addiction qui ne date pas d'hier -‐ Source : présentation du de Pascal Perney / Marseille.
Les addictions comportementales
sont généralement associées à d'autres troubles psychiatriques
(troubles anxieux, troubles obsessionnels compulsifs, troubles de la
personnalité, etc.) qui doivent être pris en compte dans le traitement.
Dans 25 à 70% des cas, les personnes sont aussi en proie à des
addictions à des produits (alcool, tabac ou drogues stimulantes) et/ou
cumulent deux addictions comportementales (compulsivité au travail, aux
achats, etc.).
L'efficacité des traitements médicamenteux pour ce type d'addiction
n'est pas prouvée. Certains antidépresseurs font baisser le taux de
production de dopamine. Ils réduisent donc les pulsions (notamment
sexuelles). Généralement, le traitement associe une thérapie
comportementale à la prescription de médicaments. Des thérapies de
groupe sont parfois envisagées et les patients bénéficient souvent d'un
traitement social (mise sous curatelle, interdiction de casino pour
les addicts aux jeux d'argent). « Mis à part pour les situations
d'illégalité, le traitement ne vise pas l'abstinence totale. La
thérapie vise avant tout une réduction des risques » précise Laurent
Karila.
Diversité des objets et des addictions
L’addiction comportementale est le résultat de l’interaction entre un
individu et un objet ou un comportement. L’hypersexualité, ou addiction
sexuelle, peut par exemple s’exprimer vis-à-vis d’un objet (la
pornographie) ou d’un comportement (masturbation compulsive,
multiplication des partenaires sexuels ou séduction compulsive). Les
sex addicts sont « otages de leur pulsions sexuelles, leur vision de la
société est parasitée en permanence par leurs désirs » expose Laurent
Karila. Ils mènent une sorte de double vie. Le second motif de
consultation, après le travail, est la mise en péril du couple.
Figure 4 L'achat compulsif est-‐il une addiction ou un TOC ? -‐ Source : présentation du D. David Magalon / Marseille.
Cette perte de contrôle est retrouvée de façon très intense chez les
joueurs pathologiques. Ceux-là n'arrivent plus à prendre de recul sur
leurs gains et leurs pertes. Dans le jeu, on distingue 3 phases : une
phase de gain pendant laquelle le joueur développe une représentation
positive de lui-même, une phase de perte, le joueur se remémore alors
les moments où il gagnait, et enfin une phase de désespoir. Le joueur
perd continuellement mais continue à jouer. On retrouve ainsi la
construction progressive d’un schéma d’addiction où la mémoire et le
système de récompense jouent un rôle important. Des études montrent que
chez un joueur pathologique, les convictions de gains se renforcent au
cours du jeu, alors qu'elles diminuent chez les sujets sains. Pendant
la phase de désespoir, « le jeu devient une pratique antidépressive et
apaisante » explique Laurent Karila.
Les nouvelles technologies sont souvent perçues avec la crainte de
réveiller de nouvelles addictions. « La cyberdépendance est un
fourre-tout monumental » résume Nazim Nekrouf. Le terme correspond
aussi bien aux joueurs compulsifs de jeux vidéo, aux addicts à Twitter,
qu'à des personnes errant pendant des heures sur Internet. Dans le cas
des jeux vidéo, les jeux en ligne multi-joueurs font le plus
d'addicts, notamment chez les jeunes. « Ces jeux sont véritablement
addictogènes pour les personnes vulnérables. Sans s’en rendre compte,
les joueurs passent de plus en plus d'heures à jouer, » explique
Laurent Karila. Pour les jeux violents, des études ont montré qu’il
existait des corrélations entre la violence des images montrées et
l'agressivité des joueurs au quotidien. Le sujet reste néanmoins
fortement controversé.
Les conséquences physiques des addictions aux jeux vidéo sont
importantes : troubles du sommeil, de la nutrition, maux de tête,
troubles de la vision, etc. Elles s'accompagnent de conséquences
sociales (absentéisme, baisse des performances scolaires, etc.) et de
troubles psychiques, des périodes de dépression et d'anxiété, qui sont
tous autant de signaux d'alerte. Des conséquences du même type se
retrouvent chez les autres addictions comportementales.
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Questions du public :
(Paris) Considérez-vous le fait d'être classé dans le DSM IV* comme un critère de diagnostic ?
Laurent Karila - Le DSM IV n'est pas la bible pour faire des
diagnostics. Même s’ils n'apparaissent pas dans ce manuel, les
symptômes des addictions comportementales, pris un par un,
correspondent à des critères d'addiction standard.
* « Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders » pour Manuel
de diagnostic et statistique des troubles mentaux est un manuel de
classification international des maladies mentales.
(Besançon) Est-ce que vous pensez que les progrès de la recherche sur
le cerveau vont aider les concepteurs de jeux à augmenter le nombre de
cas pathologiques addictifs ?
Nazim Nekrouf - Je ne pense pas que ça les intéresse de créer du jeu
pathologique, mais évidemment ils veulent qu'il y ait plus de joueurs.
Le neuromarketing permet en effet de créer des jeux de plus en plus
ciblés, adaptés aux différents types de joueurs.
(Besançon) Quel impact peut avoir l'entourage familial sur les addictions ?
Nazim Nekrouf - Dans le cas d'une addiction, l'entourage lui aussi est
pris dans la problématique addictive. Il peut à son insu entretenir
l'addiction. Le discours des proches ne doit pas être moralisateur, ni
braquer la personne qui a déjà l'impression de perdre le contrôle.
(Strasbourg) Est-ce que tous ces disfonctionnements ne seraient pas liés à la modernité ?
Yann Hodé - Les maladies psychiatriques ne sont pas plus fréquentes
aujourd'hui que par le passé. Même s'il n'y a pas d'études sur le sujet,
les sociétés primitives peuvent très bien faire l'objet d'addictions.
3- Prévention et prise en charge
Compte-rendu basé sur l’intervention à Strasbourg de Jean-Philippe
Lang, psychiatre addictologue (CIRRD Alsace), à Besançon d’Annie Baulay
(unité d’addictologie et de psychologie médicale au Centre Hospitalier
Intercommunal de la Haute-Saône) et les propos échangés lors d’une
table ronde organisée à Paris entre :
Soraya Berichi chargée de mission à la Mission interministérielle de la
lutte contre la drogue et la toxicomanie (Mildt), psychologue
clinicienne et addictologue
Nicolas Bonnet, directeur du réseau des établissements de santé pour la
prévention des addictions (RESPADD) et responsable du service jeunes
consommateurs (Hôpital Pitié-Salpêtrière, Paris)
Jean-François Berteigne, médecin spécialiste des addictions (Clinique Montevideo, Boulogne Billancourt)
« L'addiction est un problème de santé publique majeur pour la France
qui investit peu d'argent dans les soins et la prévention et bien plus
dans la répression » dénonce Annie Baulay. Pourtant, un euro investi
dans la prévention permet d'économiser trente euros de soins. Pour
Nicolas Bonnet, « la question de la prévention et de la prise en charge
s'inscrit plus généralement dans un débat public de refonte globale de
la politique des drogues en France ». Les structures de soin sont mal
réparties géographiquement. Peu de programmes de recherche visent à
développer de nouveaux médicaments pour les addictions.
Les drogues banalisées et accessibles
Figure 5 L'alcool, une substance meurtrière mais légale -‐ Source : Présentation du D. Joël Boiteux / Besançon
La
société actuelle est véritablement addictogène. Annie Baulay explique
que « nous sommes dans le culte de la performance, de la compétitivité
et de la rapidité ». Les images véhiculées dans la culture et les médias
entretiennent ces représentations. Elles valorisent la prise de
drogues qui apparaît chez les plus vulnérables comme une solution pour
surmonter leurs difficultés. Les drogues sont en parallèle de plus en
plus bon marché. Leur consommation s’est banalisée. L'addiction peut
toucher tout le monde. Jean-François Berteigne rappelle qu' « un
évènement de vie peut suffire à rendre quelqu'un vulnérable quels que
soient sa catégorie sociale ou son âge. Personne n'est à l'abri ».
Améliorer la prévention
La prévention n'a pas donné pour le moment de bons résultats. Pour
qu'elle soit plus efficace, elle doit être participative et adaptée au
public visé (enfants, jeunes actifs, adultes, etc.), aux types de
drogue et à la façon de consommer. La prévention contre les addictions
comportementales et les drogues autres que l'alcool, du tabac et du
cannabis, n’est pas assez développée.
Il existe trois types de prévention : primaire (agir avant la
consommation), secondaire (agir chez les personnes susceptibles de
développer une addiction), et tertiaire (prévention quand l'usage est
installé). Des actions concrètes sont menées notamment dans le milieu
scolaire, auprès des parents et des enseignants. Les jeunes sont plus
facilement influencés par leurs pairs. La prévention ne doit donc pas
se cantonner aux structures de soin mais doit aussi avoir lieu dans les
écoles, les universités, les clubs de sport, les milieux festifs, les
entreprises, etc.
Adapter le message
Nicolas Bonnet explique que « quand on prend en charge une
consommation, on doit prendre en charge également l'environnement de la
personne ». Beaucoup d'efforts sont encore à faire pour dépister les
cas d'addiction. La famille joue un rôle primordial dans le dépistage
et le traitement de la personne addict. Les soignants, les enseignants
et les éducateurs manquent de formation dans le domaine. Pourtant un
simple questionnaire ou un entretien sur les consommations fait baisser
spontanément la quantité de produits consommée.
Le message de prévention ne doit pas se limiter au produit mais doit
aussi mettre l’accent sur l’élément déclencheur de l'addiction. « Il
faut faire la part des choses et avoir un discours clair » explique
Jean-François Berteigne. « Les jeunes connaissent les produits. Il faut
leur en parler mais sans diaboliser ou minimiser les risques ».
Aujourd'hui, la prévention ne cherche plus seulement à informer, mais
aussi à donner des armes aux jeunes pour qu'ils ne cèdent pas aux
sollicitations sociales de prise de drogue.
4 - Les addictions à internet et aux nouvelles technologies de communication numérique
Compte-rendu basé sur une table-ronde organisée à Paris et faisant
intervenir Serge Tisseron, psychologue, psychiatre et psychanalyste,
auteur de 40 ouvrages et scénariste de BD, Thomas Gaon, psychologue
clinicien au Centre Littoral de Villeneuve St Georges et Muriel
Grégoire, psychiatre au centre médical de Marmotan et addictologue.
Internet : Contenus addictifs ou contenant ?
Comme toutes les technologies de pointe, les nouvelles manières de
communiquer posent des problèmes qui leurs sont propres. En ce qui
concerne Internet, il faut distinguer les addictions aux contenus et au
contenant. Internet permet de véhiculer des informations et des
contenus de toutes sortes de façon immédiate et illimitée. Addiction à
l’immédiateté, à l’universalité, à l’abondance. Internet en tant que
contenant apporte son lot d’occasions de faire murir de nouvelles
addictions.
Plus souvent, les personnes sont accros aux contenus fournis par
internet, essentiellement les jeux en ligne, la pornographie, les
séries et les chats. En ce sens, ce nouveau média n’a rien inventé mais
il a parfois accentué certains problèmes. Il est possible que
l’ouverture des jeux d’argent en ligne ait entraîné la rechute de
certains addicts. Néanmoins, comme le rappelle judicieusement Thomas
Gaon, « Toutes les inventions humaines ont été créées pour favoriser ce
qu’il y a de mieux dans l’homme. Mais toutes ont été détournées par le
pire de l’homme. Internet n’a pas encouragé ou aggravé les addictions
plus que d’autres inventions comme l’imprimerie, le vélo ou la chimie.
Figure 6 Les jeux‐vidéo sont souvent source de conflits entre adolescents et adultes - Source : Alain Bachelier / Flickr.
Une consommation banalisée, facile, à l’abri des regards
Un aspect particulier de ce média est l’anonymat. L’accès aux contenus a
été apporté jusque dans nos maisons. Il est possible de donner libre
court à ses pulsions en toute discrétion, loin du regard des autres. Ce
média a aussi supprimé les contraintes d’accessibilité, de rareté et de
déplacement. Cela favorise les consommations excessives.
L’être humain a donc pour tâche de réguler lui-même sa consommation
face à l’abondance dans une société moderne qui offre de moins en moins
de cadres. Nos sociétés modernes entretiennent le culte de l’individu.
Les addictions apparaissent lorsque le rapport au monde et les
relations avec les autres ne sont pas assez satisfaisantes. Internet et
les jeux multi-joueurs permettent de pallier l’absence de contact avec
les autres, de dématérialiser les relations sociales. Les phobies
sociales ou le manque de confiance en soi s’effacent alors derrière une
identité numérique idéalisée.
En somme, ce nouveau mode de consommation, l’accessibilité des contenus
et l’immédiateté et le caractère virtuel du contenant favorisent
certaines conduites addictives. Néanmoins, Internet, pas plus que les
autres technologies, n’a inventé de nouvelles addictions. Ce que l‘on
appelle les cyberaddictions ne sont que l’expression numérique de
pulsions qui ne trouvent pas leur contentement dans la vie quotidienne
réelle. Ainsi, plutôt que de dénoncer les dangers de l’addiction,
faut-il surtout tâcher de recréer ce lien social indispensable à la
construction et au bien-être de l’être.
Pour des raisons d’ordre technique l’enregistrement de la journée qui
s’est déroulée à Marseille n’a pu être retranscrit dans cette synthèse,
et nous prions les intervenants de bien vouloir nous en excuser.
Intervenants :
Paris
Dr Jean-François Berteigne, clinique Montevideo
Dr Nicolas Bonnet, Directeur du Réseau de Prévention des Addictions (RESPADD
Dr Alain Dervaux, service addictologie, centre hospitalier Sainte-Anne
Dr Jean-Antoine Girault, Directeur de recherche à l’INSERM
Dr Muriel Gregoire, service addictologie hôpital Marmottan
Dr Lauren Karila, psychiatre, hôpital Paul Brousse à Villejuif, Centre
d’Enseignement, de Recherche et de Traitement des Addictions 5CERTA
Pr Jean-Pol Tassin, Directeur de recherches au Collège de France
Marseille
Dr Christelle Baunez, Laboratoire de Neurosciences Cognitives Aix-Marseille Université
Dr Nicolas Bonnet, Directeur du Réseau de Prévention des Addictions (RESPADD Paris)
Pr Christophe Lançon, chef du service de psychiatrie et d’addictologie à l’hôpital Sainte-Marguerite
Dr David Magalon, psychiatre, service addictologie à l’hôpital Sainte Marguerite
Dr Flora Pascuttini, psychiatre au Centre Hospitalier Valvert
Pr Pascal Perney, chef du service addictologie CHU Carémeau à Nîmes
Anne-Gaëlle PERRAIS, chargée de mission, observation Dispositif d’Appui
Drogues et Dépendances (DADD) région Provence Alpes Côte d’Azur
Pr Nicolas Simon, Faculté de médecine de Marseille, chef du Service
Pharmacologie Clinique service d’addictologie hôpital Sainte Marguerite
Pr Jean-Paul Tassin, Directeur de recherches au Collège de France (Paris)
Strasbourg
Dr Katia Befort, chercheur CNRS à l’IGBMC (Institut de Génétique et de Biologie Moléculaire et Cellulaire) Strasbourg
Dr Yann Hodé, psychiatre au centre hospitalier de Rouffach
Dr Jean-Philippe Lang, Président du CIRDD (Centre d’information Régional pour les Drogues et les Dépendances) Alsace
Dr Jean Zwiller, directeur de recherche du CNRS au LINC (Laboratoire d’Imagerie et de Neurosciecnes cognitves) de Strasbourg
Besançon
M. Lilian Badé, Délégué adjoint de l’Union Régionale Franche-Comté de la Fédération Addiction
Dr Annie Baulay, Responsable du service addictologie du Centre
Hospitalier intercommunal de Haute-Saône et administrateur du Réseau 25
Dr Joël Boiteux, psychiatre au sein de l’équipe de liaison et de soins
aux toxicomanes dans le service de psychiatrie du Centre Hospitalier
Régional Universitaire à l’Hôpital Saint-Jacques de Besançon
Dr Emile Levêque, Centre Hospitalier Régional Universitaire à l’Hôpital Saint-Jacques de Besançon
Dr Nazim Nekrouf, spécialiste des jeux de hasard et d’argent au Centre
Hospitalier Régional Universitaire à l’Hôpital Saint-Jacques de
Besançon